Ces gens pressés!

 

CES GENS PRESSÉS!

Par Wideline Maeusli

 






 

Lundi. Pause de midi.

Je suis assise sur ce banc. Mon banc. Non pas qu’il m’appartienne, mais lui et moi, c’est une relation de longue durée. Nous nous retrouvons là, tous les deux, tous les jours du lundi au vendredi.

A midi, je commence ma pause. Le temps de mettre ma veste, de sortir du bureau, de traverser la rue et de le rejoindre, il est midi cinq.


Je sors mon repas de mon sac. Aujourd’hui, c’est reste de pâtes au thon. Pas super diète, mais délicieux ! J’ai vingt minutes pour manger avant de retourner au travail pour midi trente. Autant transformer ce mini moment en un plaisir gustatif !

 

Mon banc et moi sommes positionnés en face de la gare. C’est incroyable la quantité de personnes qui rentrent et sortent d’une gare. Surtout à cette heure-ci. 

Je me demande qui sont ces gens. Que font-ils dans la vie ? De quoi parlent-ils ? Pourquoi la plupart semblent si pressés ? Peur de manquer une correspondance ? Par habitude ? Ce pourrait-il qu’une loi implicite impose aux gens d’adopter une attitude de « personne pressée » aux alentours des gares ? 


Assise sur mon banc, mon repas à la main, les yeux dans le vide, je suis peut-être la seule personne, dans cet espace, à ne pas être préoccupée par le temps ou un but. Pourtant, mon temps est compté. Lorsque l’alarme de mon téléphone sonnera, il sera temps pour moi de souhaiter un bon après-midi à mon banc et de retourner auprès de mon ordinateur, de ma chaise de bureau et de mes collègues.

 


Mardi. Pause de midi.

Coucou mon banc ! Comment s’est passé ton après-midi hier ? Aujourd’hui, c’est salade de carottes. Je n’en suis pas fane mais c’est mon compagnon qui l’a préparée. Je n’ai pas réussi à lui dire que je n’aime pas les carottes. Dans une semaine, nous fêterons nos 3 ans de relations. Nous habitons ensemble depuis environs un an. Officiellement seulement. Dans les faits, il s’est peu à peu installé chez moi sans qu’on en parle concrètement. Un jour, il a perdu son emploi et il a officialisé sont emménagement chez moi afin qu’il n’ait plus de loyer à payer. Maintenant, nous vivons ensemble, il a retrouvé un emploi mais c’est toujours moi qui paie l’entier du loyer car on n’en a jamais reparlé.

 

 

Mercredi. Pause de midi.

Risotto aux champignons ! Très bon ! Cuisiné par moi-même. Cela fait cinq ans que je travaille dans la même entreprise. Toujours au même poste. Mes supérieurs ne m’ont jamais proposé de faire évoluer mon travail. J’effectue les mêmes tâches depuis cinq ans. Je connais cette entreprise et mon activité par cœur. Moi-même, je ne ressens pas l’envie d’en faire plus. Si j’évolue professionnellement, mon statut sera un peu plus prestigieux et mon salaire sera augmenté. Mais serais-je plus heureuse ? Est-ce que je continuerais à rencontrer mon banc tous les jours ? Ou serais-je devenue trop importante pour lui ? Chercherais-je un banc plus prestigieux, plus beau, plus grand, avec vue sur le lac ? Qui serais-je avec une promotion ?

 

Et ces gens pressés ? Qui sont-ils ? Courent-ils car ils ont obtenu une promotion ou espèrent-ils impatiemment en recevoir une ? Ont-ils planifié leur vie sur vingt ans ? Est-ce que les plus jeunes ont déjà prévu à quel âge ils auront des enfants ? Prévoient-ils d’acheter une maison ? Peut-être avec l’argent de la promotion ? C’est peut-être pour ça qu’ils courent ?

 


Jeudi. Pause de midi.

Mon banc est mouillé car, ce matin, il a plu. Avant de m’asseoir j’ai dû l’essuyer.

Dans mon sac, j’ai des spaghettis sauce bolognese. D’ordinaire, je me serais précipitée dessus! Mais pas aujourd’hui. Je n’ai pas faim. Je me sens triste. C’est mon anniversaire. Il est déjà midi quinze et il semblerait que je sois la seule à m’en rappeler. Ce matin, mon compagnon ne m’a rien dit. Au travail, personne n’y a pensé. Aucun message de mes amis ou de mes parents. Ils m’ont tous oubliées.


Et ces gens pressés ? Est-ce que quelqu’un pense à eux lorsque c’est leur anniversaire ? Pourquoi je ne me reconnais pas en eux. Pourquoi je n’aime pas les habitudes et les envies de mon compagnon ? Pourquoi je ne comprends toujours pas mes collègues alors que cela fait cinq ans que je côtoie la majorité d’entre eux? Qu’est-ce qu’ils veulent tous ? J’ai l’impression qu’ils sont tous pareil. Ils sont pressés car ils veulent un bon emploi, bien rémunéré. Un beau logement abordable, un partenaire de vie, des vacances à l’étranger une fois par année, des copains avec qui rigoler. Ils espèrent réaliser des projets de bébés, de promotion, de voiture et de maison à la campagne. Ils sont tous pareil. Et moi ? Suis-je comme eux ? 

J’ai déjà, partiellement, ce que la plupart d’entre eux désirent. Cette vie banale de Monsieur, Madame tout le monde ! Pourtant, je ne me sens pas heureuse. Est-ce parce que je ne suis pas comme eux ou parce qu’ils ne sont pas encore comme moi ? Faut-il d’abord réaliser cette vie banale et bien droite qu’on nous inculque depuis le plus jeune âge pour savoir si elle nous convient ou non ? Ou peut-on s’en rendre compte avant ? Avant quoi ? Avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il n’y ait trop d’engagement, avant le sentiment d’emprisonnement dans une existence sans surprise ? Est-ce que c’est ça qu’ils veulent ? Est-ce que c’est ça que je veux ?

 

Mon couple me rend malheureuse. Ma famille ne me procure aucune joie ni soutient. Je ne rêve pas d’enfant ni de maison à la campagne. Mon travail et mes collègues m’ennuient. Mes amis m’oublient.

Le bilan est clair : je ne vis pas ma vie, je vis la vie de ces gens pressés.

 

Pourquoi ? A quel moment de mon existence, j’ai commencé à vivre la vie de ces gens pressés ? Je n’arrive pas à répondre à cette question. Je crois que la bonne réponse pourrait être : « depuis toujours ».  Car depuis toujours, je suis sage. Depuis toujours, je suis les règles, je ne dérange pas. Depuis toujours, j’écoute et je suis les conseils qu’on me donne sans me poser de question. Sans me demander si c’est pour moi ou pour ces gens pressés. Sans me demander si je fais partie de ces gens pressés.

 


Vendredi. Pause de midi.

Midi dix et Charlotte n’est toujours pas là!. Elle n’est pas en vacances. Elle me l’aurait dit. Elle me parle de tout. Je suis son confident. Sa plus longue relation comme elle dit.

 

Midi quinze. Je la vois qui s’approche. Elle semble différente. Elle est moins élégante que d’habitude. Elle a troqué sa tenue de travail contre un jeans et une paire de basket. Elle porte un énorme sac sur le dos. Son visage semble plus détendu. En cinq ans, je ne l’avais jamais vue ainsi. Qu’est-ce qui a changé ? Hier, elle avait le moral à zéro. Pourquoi est-elle en retard ? Elle s’approche de moi et s’assied. Elle me souhaite le meilleur pour la suite. Elle espère que je trouverai quelqu’un d’autre avec qui parler de ces gens pressés. Elle se lève, m’adresse un dernier coup d’œil et me remercie. Elle dit que je l’ai aidée à comprendre. Elle s’éloigne en direction de la gare. Elle a certainement un train à prendre mais elle n’a pas l’air pressée...

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