Une reine
UNE REINE
Par Wideline Maeusli
Laissez-moi me présenter. On m’appelle l’Artiste. Je peins des personnes. Une fois le tableau terminé, je les anime afin de leur permettre de vivre des aventures. Permettez-moi de vous conter l’histoire d’une de mes créations : la petite dame.
Des années s’étaient écoulées depuis que Charlotte avait dit au revoir à son ancienne vie de « personne pressée ». Sur un coup de tête, qui, à l’époque, résonnait comme une urgence, elle avait pris la poudre d’escampette.
C’est au pied d’une gare que tout avait pris fin… ou je dirais plutôt, que tout avait… enfin… commencé…
Depuis sa création, elle en a fait de la route, ma petite dame !
Ce jour-là, sur le quai de la gare, elle était à la croisée d’un chemin. Elle devait faire un choix : sortir de la gare, revenir en arrière et retrouver sa vie, son banc et ses habitudes ? Ou monter dans le train et prendre un risque. Quel risque ? A l’époque, elle aurait affirmé que ce n’était pas un risque, mais une pause. Aujourd’hui, plus lucide que jamais, elle répondrait que le véritable risque aurait été de ne pas monter dans ce train et de continuer à survivre dans une existence qui n’a jamais été dessinée pour elle. Comme un extraterrestre qui tente, tant bien que mal, de se faire passer pour un humain.
Lorsque j’ai peint ma petite dame, j’avais de grands projets pour elle. Je voulais qu’elle devienne une voix à suivre. Un exemple pour tous ceux qui donneraient de la valeur à ses paroles. J’ai tout mis en elle. Chaque parcelle de mon univers. En elle, j’ai matérialisé mes espoirs. Comme un homme qui prie et attend.
Ainsi, j’ai attendu. Longtemps. Je l’ai observée faire ses premiers pas et expérimenter la matière. S’engloutir en elle, se perdre et s’oublier.
Lorsqu’elle s’étouffait dans le trop, je souffrais.
Lorsqu’elle reniait mon existence, je souffrais.
Lorsqu’elle renonçait à la simplicité de la reine qu’elle est, au profit de multiples costumes, tous plus distingués, je souffrais encore.
Pour l’aider à recouvrer la mémoire, pour la ramener à elle, pour la ramener à moi, j’ai dû, moi aussi, me déguiser. A tour de rôle, j’ai été le compagnon égocentré, le parent maltraitant, l’oiseau messager et même… un banc confident. Malgré moi, j’ai dû lui faire mal. Pour qu’elle comprenne qu’elle n’était pas celle qu’elle prétendait être et qu’elle n’occupait pas la place que je lui avais attribuée.
Ce jour-là, quand elle est montée dans ce train, ce fut, pour moi, un jour de fête. Ma petite dame était en route pour la maison ! Je pouvais considérer qu’elle avait déjà gagné la guerre. Le reste n’était plus qu’une question de temps.
Ce jour-là, en montant dans ce train, Charlotte pensait se rendre chez Sandy, sa tante. Elle ne se doutait pas que ce train allait la conduire, bien au-delà de quelques discussions, avec une vieille dame.
Au fil de ce voyage, elle a fait des rencontres toutes plus enseignantes les unes des autres.
Elle a fait la connaissance de Sam et Maria, qui semblaient ne rien avoir en commun, et pourtant, se comprenaient sans avoir besoin de parler !
Elle a enterré sa tante, Sandy, dont la vie semblait si triste, mais tellement digne et honorable !
Et Jean, qui lui contait des histoires d’enfants sur une montagne !
Ils ont tous laissé une trace en elle. Comme des petits cailloux semés par chacun, à tour de rôle, afin de s’assurer qu’elle suive le bon itinéraire.
Au fur et à mesure des changements de trains, je me suis organisé pour la dépouiller. Elle a tout perdu, jusqu’à ses beaux costumes si distingués. Elle a dû apprendre à s’en sortir seule. Sans un sou, sans travail, sans amis et sans famille. Pour y parvenir, elle fut obligée de mettre à profit chacune des parcelles de l’univers qui sommeillait en elle.
Elle demanda de l’aide au feu et raviva sa force et son courage. Ainsi, elle réussit à surmonter chaque épreuve.
Elle se mit à écouter le vent, qui lui rappela que, en elle, coule son histoire, la mienne et celle du monde. Ainsi, elle retrouva sa véritable identité.
Elle se rapprocha de la terre. Cette dernière lui apprit à percevoir la simplicité et la beauté de la vie. Ainsi, elle comprit que, sur le chemin, elle n’avait rien perdu. Toutes ces choses, auxquelles elle avait dû renoncer, ne lui avaient pas été subtilisées, mais troquées. Troquées contre l’essentiel, contre plus de vie.
Après un cheminement de plusieurs années, Charlotte arriva à destination. Elle avait réussi. Comme moi, quelques années auparavant, elle comprit, à son tour, qu’elle avait gagné la guerre. La guerre contre elle-même, contre toutes les choses, les situations et les personnes qui avaient tenté de l’empêcher d’avancer et de comprendre. Elle avait gagné TOUTES les guerres ! Car oui, je les avais toutes mises sur son chemin. Partout où je pouvais, j’installais le chaos. D’une certaine manière, elle avait aussi gagné contre moi. Contre moi et le labyrinthe que je lui ai imposé. Ce labyrinthe avait pour but de révéler la dignité et la noblesse de son cœur. Elle ne sera plus jamais une « personne pressée ». A présent, elle est cœur conscient. Et elle le restera pour l’éternité.
Aujourd’hui, lorsqu’elle croise des « personnes pressées », Charlotte sourit. Dans leurs yeux, elle peut lire leurs pensées. La plupart d’entre eux ne voient en elle qu’une femme marginale et démunie, qui n'a pas su faire les bons choix de vie. Une femme naïve et utopique qui, malgré ses déboires, manque d’intelligence, de stratégie et de compréhension de l’existence. On la regarde comme une moins que rien. Celle face à qui, il n’est pas nécessaire de faire des ronds de jambes, car elle semble n’avoir aucune valeur. Aucune ? Vraiment ?
Seul un pèlerin, aux sens aiguisés, reconnaitrait, immédiatement, un diamant parmi les pierres.
Qu’on le veuille ou non, qui se ressemble, se rassemble. La simplicité acquise d’une vraie reine ne peut éblouir que le cœur épuré d’un vrai roi.
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